Ma relation avec celui que je nomme Jean Blot à cet instant, est faite d’un entrelacs de lectures, de rêveries et d’amitiés.
Tout commence avec la découverte fortuite, chez un vendeur de livres anciens à Lille, d’une édition originale des poésies de Rupert Brooke. L’ouvrage m’attira tout de suite. Une reliure toilée, un papier épais et soyeux, un livre orné d’un portrait photographique de l’auteur – beau visage de jeune homme songeur et décidé à la fois -, un prix défiant toute concurrence enfin… Amateur de poésie anglaise, je fis immédiatement l’acquisition du livre.
Je découvris en le lisant une poésie à la fois rurale et héroïque, celle du Rupert Brooke qui figure dans toutes les bonnes anthologies de poésie anglaise, ce que je compris ensuite en me référant à celle de la Pléiade. Mais surtout je tombai sous le charme des premiers poèmes, ceux écrits par Brooke avant la guerre, lors de son séjour à Tahiti, sur les traces de Gauguin et de Ségalen. Les connaissaient-ils, j’en doute. Pour ma part, j’étais charmé par ces poèmes vibrant d’un panthéisme exotique. Le livre figure encore aujourd’hui sur une étagère spéciale de ma bibliothèque, celle réservée aux ouvrages à emporter coûte-que-coûte « en cas d’incendie » (chaque amateur de livres développe « sa » méthode de classement…).
Régulièrement je relis ces poèmes, sans attacher d’importance à ceux qui ont fait passer Brooke à la postérité. Bien que lecteur par ailleurs d’ouvrages inspirés par la Première Guerre, et entre autres des poètes de langue anglaise que l’on range au nombre des « War Poets », je préférais de loin dans ce genre les poèmes d’un Owen par exemple. Avec Brooke, les choses étaient différentes : j’étais d’abord sensible à la sensualité savante de ses poèmes tahitiens, tout en les rapportant aux circonstances de sa mort en 1915 dans les Dardanelles.
Un détail retenait mon attention : ce héros était mort – de septicémie, quelle fin peu héroïque ! – et enterré dans l’île de Skyros, que la mythologie grecque présente comme le lieu où girait le « héros parmi les héros » : Achille. Quelle splendide ironie !
C’est elle qui m’amena à lire Lord Byron, mort lui aussi d’une triste mort en Grèce, en allant lui aussi y rejouer le rôle éternel, à la fois sublime et dérisoire du Héros « à l’antique », autant dire du « héros à la manque » (là c’est le lecteur de Céline qui écrit…).
Tout cela macéra pendant des années en moi. Dans mon esprit, Brooke et Byron se donnaient la main et faisaient partie de mon « pathéon intime », aux côtés de quelques autres, le plus souvent des « tragiques ridicules ». Comme Corbière, Nerval, Borel… Les vrais « maudits » en somme.
Cette « famille » comprenait toutefois d’autres branches, et notamment celle des auteurs de confession juive, ou sans confession mais « juifs » par leur histoire familiale et intellectuelle. Ceux-là me fascinaient, moi le provincial de souche, par leur cosmopolitisme associé à une forme d’intelligence unique. Des noms de cette famille étaient présents depuis fort longtemps en moi : Berl, Fondane… Leurs livres, rares et difficiles à trouver, figuraient également sur l’étagère des livres « à prendre en cas d’incendie ».
Heureusement la vie n’est pas faite que de la rencontre avec les livres. On y croise également des êtres à la fois fascinants et dangereux, les femmes… Mais aussi des hommes qui vont devenir vos amis d’une vie. Ce fut le cas pour moi avec Olivier Poivre d’Arvor. Nous nous sommes rencontrés dans un contexte professionnel quand il me recruta à France Culture dont il était le directeur. Mais dès ce moment, nos échanges allaient au-delà de la simple relation de travail. Et le lien se créait progressivement, qui fait passer de la relation de travail à la relation entre égaux, et de la relation à l’amitié.
Il fallut pour cela un mot, ou plutôt un nom, secrètement partagé. Ce fut celui de Skyros. Olivier – notre amitié est désormais assez forte et ancienne pour que j’use de son prénom –, Olivier donc me parla un jour de ses attaches à Skyros. Il y avait un ami très proche qu’il n’eut même pas le temps de me nommer, car ce nom de « Skyros » avait fait retentir en moi le complexe sonore « Brooke-Byron-Achille ». J’avouai alors à mon ami ma relation avec ce nom devenu mythique pour moi. Surpris, il me demanda de lui procurer une copie de mon ouvrage de Brooke, alors introuvable. Je m’exécutai bien vite. Olivier en guise de remerciement me précisa la nature de sa relation avec l’île de Skyros. Il avait un ami qui passait là-bas le temps que ses voyages dans le monde entier lui laissaient. Cet ami avait pour nom Jean Blot. Je sus par la suite qu’il s’agissait d’un pseudonyme et que le nom véritable de Jean Blot était Alexandre Blokh. Un écrivain et intellectuel juif d’origine russe, bref tout cela ne pouvait que m’attirer. D’autant plus qu’avec le temps l’amitié ne cessait de croître entre Olivier et moi.
Pourtant, alors qu’Olivier passait chaque été plusieurs jours auprès de son ami à Skyros, je n’eus pas l’occasion de m’y rendre et ce alors même que je « rêve » la Grèce depuis l’enfance, sans y être jamais allé. Certains hommes passent parfois toute une vie au large de qu’ils savent pourtant être une source inépuisable de bonheur, sans jamais oser ou tenter d’y aborder. Mais ceci est une autre histoire…
Toujours est-il que je n’ai jamais connu Jean Blot, cet « Alex » dont Olivier me parlait pourtant souvent. Jusqu’au jour où « Alex » est mort. C’est alors que la rencontre eut lieu. A distance, à travers l’écriture, la sienne. Peu de temps après la disparition de celui qui n’était encore pour moi que Jean Blot, Olivier me proposa de collaborer au site Internet qui était en cours d’élaboration afin d’honorer ses écrits et sa mémoire. La part qui me revint était modeste mais j’ai eu d’emblée la conviction que c’était un « cadeau ». Olivier me proposa d’aller à l’Abbaye d’Ardenne, où sont conservées les archives de l’IMEC et parmi elles le fonds « Jean Blot ». Je devais y effectuer un travail de recension des articles publiés en revue du vivant de l’auteur et en tirer de quoi rédiger des notices destinées au site, ainsi que des photos devant l’illustrer. La double commande qui m’était faite n’est pas négligeable et Olivier le savait.
J’effectuai donc deux séjours dans les locaux de l’IMEC près de Caen – moi qui les avais connus rue de Lille à Paris alors que je travaillais alors sur leur fonds « Céline ». Je goûtais pour commencer la qualité de l’accueil reçu, notamment de la part de François Bordes. La qualité des lieux aussi. C’était bien au sein d’un Abbaye que j’étais accueilli et, comme au Moyen Âge, on respire dans ces endroits une atmosphère sereine et studieuse propice à l’étude.
A compter de mon premier séjour, je fis la connaissance de celui que j’avais manqué de peu : Alexandre Blokh. Et dès mon entrée dans ses textes, je compris que j’avais « manqué » un ami. Ses articles me parlaient d’un univers intellectuel qui était le mien. Les auteurs dont il parlait m’étaient pour la plupart familiers : les russes bien sûr comme Gontcharov, Pasternak…, mais aussi les français, Queneau, Berl, Mauriac… Les rares avec lesquels il avait des comptes à régler – et ils sont très rares car l’essentiel des chroniques « critiques » de Jean Blot sont des textes écrits « en amitié avec » -, ces « rares » étaient des auteurs que j’appréciais peu ou mal : Sartre, Beckett. Ceux pour lesquels je m’attendais à découvrir en lui de la détestation, comme Drieu, il savait les lire avec justesse et justice, comme je tâchais de le faire. Enfin, il plaçait ses « sommets » sous les même auspices : Akhmatova, Mandelstam.
Peu à peu je faisais connaissance avec « Alexandre Blokh ». Et cette fois, ce n’était pas un « héros » que je découvrais, mais un homme, avec ses faiblesses et ses grandeurs, un homme dont je découvrais les portraits photographiques et les métamorphoses, au fil du temps qui passe et de l’évolution du goût des femmes, qui sont les principales habitantes du temps…
A travers la distance infranchissable qu’un mort met entre lui et les vivants, se dessinait une passerelle, fragile et sûre à la fois, que, sans présomption ni prétention, je nommerai « l’affinité ». Après tout, j’étais venu à lui par l’intermédiaire d’une amitié, celle qu’il entretenait avec Olivier, lui-même mon ami le plus proche.
Ne pouvant donner à Alexandre Blokh l’accolade réservée aux amis et aux frères, je pouvais lui serrer la main. Et la suivre.
Jean Marie Guinebert
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