Le temps à Skyros est désarmé
Tel il fut il y a mille ans ou au siècle dernier
Tel il est aujourd’hui et restera toujours
Jean Blot
Alexandre Blokh a connu la Grèce très jeune alors qu’il avait été envoyé comme observateur par les Nations Unies en 1946. Il arrive alors dans un pays déchiré par la guerre civile, un pays misérable. Mais immédiatement la magie de la rencontre avec une terre, un peuple, une culture s’opère.
Dans un entretien réalisé par Ben Coulentianos, l’écrivain dit : « quand on a quitté Skyros depuis huit jours, c’est comme si vous n’aviez jamais été ; et quand vous revenez à Skyros, depuis huit jours, c’est comme si vous ne l’aviez jamais quittée… Il a une saison pour Skyros, mais c’est davantage une saison intérieure. Je ne peux pas dire que Skyros me manque. Je dis, à tort peut-être, que le printemps de la Grèce est Byzance et l’été de la Grèce l’Antiquité ; cette Antiquité est toujours vivante en moi et Skyros représente aussi depuis plus de 50 ans le travail d’une vie, le lieu d’une liberté. Ma petite maison ridicule, perchée sur le rocher, est certainement une image de moi-même, qui me dit des choses de moi-même que je trouve apaisantes et sympathiques. »
Alexandre Blokh partageait avec son ami Lawrence Durrell une passion grecque, plus particulièrement tournée vers le monde ilien. L’auteur des Iles grecques connaissait Skyros où il fit un bref séjour à la fin des années 30 et où Alexandre Blokh débarqua pour la première fois en 1960 avant de s’ installer au pied du village, en bord de mer. Plus d’un demi-siècle d’étés, d’invitations d’écrivains, Nathalie Sarraute entre autres, et de livres surtout, écrits sur une longue table étroite dans sa maison qu’il partageait avec son épouse Nadia. C’est pour elle, la peintre, qu’il fit construire dans les années 80 une chapelle que Nadia décora de figures religieuses et qui donna lieu à la publication d’un ouvrage illustré Saint-Alexandre de Skyros ( Editions Eric Koehler).
Parmi les œuvres littéraires conçues « in situ », face à la mer, naît en 1979 Sporade, un livre éloge du mystère de la vie insulaire que l’écrivain Alain Levêque commanda à Jean Blot.
De Skyros, Lawrence Durrell disait : « Thésée et Achille sont les ombres un peu ambigües qui hantent le silence des champs d’oliviers de Skyros. Ce n’est pas, comme Corfou ou Rhodes, une île où prendre sa retraite, mais on pourrait y somnoler et y nager l’espace d’un ou de deux étés dont on garderait de beaux souvenirs. Le manque d’aménagements touristiques y garantirait votre solitude, si c’est bien ce que vous êtes venu chercher ici ».
Né en 1912, Durrell attendra vingt-trois ans pour découvrir son paradis grec. 1935 sera une année décisive. Il persuade sa mère, sa famille (ses deux frères Leslie et Gerald, et sa sœur Margaret) et sa femme Nancy Myers (1912-1983) d’aller s’installer sur l’île grecque de Corfou, afin d’y vivre plus simplement et d’échapper à la rigueur du climat britannique. C’est également cette année-là qu’il décide d’écrire à Henry Miller après avoir lu Tropique du Cancer (1934). Cette première lettre est le début d’une amitié qui va durer 45 ans. C’est également à Corfou qu’il fait la connaissance du médecin, scientifique, poète et traducteur Theodore Stephanides. Après six ans passés à Corfou et à Athènes, Durrell et sa femme sont contraints de fuir la Grèce en 1941 du fait de l’avancée de l’armée allemande.
En 1945, Durrell peut retrouver la Grèce. De mai 1945 au 10 avril 1947, il passe deux ans à Rhodes comme directeur des relations publiques pour les îles du Dodécanèse. Puis il quitte Rhodes pour l’Argentine, où il occupe le poste de directeur du British Institute à Córdoba en 1947 et 1948. Durrell retrouvera le monde grec qu’il aime tant en 1952. Il achète une maison à Chypre, espérant pouvoir y trouver la sérénité nécessaire à l’écriture. Il y enseigne la langue et la littérature anglaise. Mais la tranquillité de Chypre est brutalement rompue par les combats entre les Chypriotes grecs, qui souhaitent le rattachement au continent, les Britanniques, qui espèrent faire de Chypre une colonie, et les Chypriotes turcs, qui souhaitent l’indépendance de l’île. Durrell, qui a pris le poste d’officier chargé des relations publiques de la Couronne britannique à Nicosie, raconte ses impressions relatives à cette période troublée dans Citrons acides (Bitter Lemons, 1957). A Chypre, Durrell va commencer à travailler sur ce qui va devenir Le Quatuor d’Alexandrie. Après son départ forcé – encore une fois- de l’île en proie à la guerre, Durrell s’installe à Sommières, dans le sud de la France, entre Montpellier et Nîmes, où il passera le restant de son existence.
Si Thésée et Achille sont les deux gloires de Skyros, le héros skyriote préféré d’Alexandre Blokh est Rupert Brooke. Né en 1887, poète anglais réputé pour ses textes sur la guerre et la paix, admiré pour son talent comme pour sa beauté physique, Brooke fut mobilisé par la Royal Navy peu de temps après son 27e anniversaire et il prit part au siège d’Anvers en octobre 1914. Il prit la mer avec la Mediterranean Expeditionary Force le 28 février 1915 mais développa une septicémie après l’infection d’une piqûre de moustique. Il mourut le 23 avril 1915 sur le navire-hôpital Duguay-Trouin ancré au large de l’île de Skyros, en Grèce, sur le chemin vers la bataille de Gallipoli. Les forces expéditionnaires ayant reçu un ordre de départ immédiat, il fut enterré dans un champ d’oliviers sur l’île de Skyros, où se trouve encore sa tombe.
Alexandre Blokh fit venir à Skyros de nombreux écrivains et proches. Kostas Papaïoannou sera à Skyros son ami le plus intime, si complice qu’ils avaient ensemble acheté une colline bordant la mer pour y construire côte à côte leurs deux maisons littorales. Né en 1925, disparu en 1981, ce philosophe fera de Skyros sa table de vie et d’écriture. Lui et Alexandre Blokh ne seront séparés que par la mort prématurée du premier. François Bordes a consacré un ouvrage à ce grand spécialiste de Hegel : Kostas PapaÏoannou : les idées contre le néant , paru en 2015 aux éditions La Bibliothèque.
Alexandre Blokh aimait à faire découvrir Skyros aux siens. C’est ainsi qu’il présenta son île à sa compagne, Cristina Barbosa, photographe qui arpenta des étés durant les terres et les côtes de cette Sporade d’exception. Aux images de Cristina, Alexandre ajouta des légendes pour faire naître un petit livre intime, à placer dans la bibliothèque de tout écrivain insulaire. À coté, évidemment, de Sporade, cet ouvrage magnifique que Jean Blot offrit aux amoureux de son île.
Olivier Poivre d’Arvor
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