L’histoire de Nadia

Publié en 2009 à Saint-Petersburg en russe et en français, l’ouvrage « L’histoire de Nadia » propose de brefs récits de la vie et de l’oeuvre du peintre Nadia Blokh et son rapport intime avec l’île de Skyros où elle peindra notamment un ensemble de fresques dans une chapelle dédiée à Saint Alexandre;

"Ce que j'aime le plus en ce monde, c'est la mer"

Elle me disait souvent « ce que j’aime le plus en ce monde, c’est la mer ». Elle se hâtait de la retrouver, de retrouver l’île grecque qu’elle baignait, sa maison de Skyros à son bord amarrée. C’est là dans cette mer qu’elle a trouvée la mort, au pied de l’église qu’elle avait construite et décorée. « Et tu recevras la mort de ton coursier bien aimé ».*

La légende devient légende parce que loin d’être anecdote, elle est le véhicule d’une morale et d’une expérience séculaire. Sa légitimité peut paraître aux naïfs le fait du hasard, sa leçon – une dérive mystique. Il s’agit au contraire d’une légitimité tragique, d’un destin dont on peut croire qu’il nous est assigné de l’Au-delà.

Nadia Blokh avait une foi sincère. Elle respectait moins la liturgie que l’Evangile. Cette foi profonde l’aidait à vivre et à conserver une harmonie d’humeur face aux difficultés de la vie même quand elles devenaient cruelles. Elle m’en parlait souvent.

Avec sa disparition s’achève le siècle d’argent de l’art russe qui fut aussi, j’en demeure convaincu, le siècle d’or de la culture russe étendue jusqu’aux espaces sans limites des pays étrangers. La perte de la patrie, l’exil furent transformés  en liberté. Cette culture et son universalisation furent le salut de l’émigration comme elles le furent pour leur pays déchiré qui put conserver par détour dramatique et sauver le lien entre son passé et son avenir.

Les racines de Nadia Blokh sont profondément ancrées dans le passé de la Russie tant du côté de son père Ermolaev que du côté de sa mère Zagoskine. L’auteur célèbre Youri Miloslavski évoqué par Gogol dans son Rèveur est l’un de ses ancêtres. Pourtant Nadia ne put garder de la Russie le moindre souvenir, ni même rien des sensations vagues qui les précèdent. Ses parents se retrouvèrent en Bulgarie, pays étranger mais slave par l’esprit. Là-bas, à Bourgas, sur la mer noire, et c’est sans doute à cette mer que remonte l’amour de Nadia pour cet élément, elle devait naître en 1925. Sa mère était une intellectuelle russe, douée pour la peinture et l’élève de Constantine Korovine; son père était officier.

Ils devaient léguer à leur fille le plus bel héritage : une langue russe des plus pures, d’une beauté et d’une souplesse exceptionnelles, libre de toute influence étrangère, et le plus bel accent. Quand j’entendis son russe pour la première fois, il me parut entendre les gardiens de notre grande langue, telle que je l’avais entendue, illustrée par les anciennes vedettes des théâtres de Pétersbourg et Moscou a la grande époque.

L’amour des parents pour leur patrie devait être bien grand puisqu’ils sont parvenus à enseigner à leur fille, née en Bulgarie, élevée en France, cette langue que Akhmatova appelait « le verbe grand russien », et pour qu’elle le conserve aussi pure jusqu’en son grand âge. Soit dit en passant, avec l’aide de son mari Alexandre Blokh, Nadia fut la  première à traduire en français le Requiem d’Akhmatova.

Pendant la guerre et l’occupation, le Colonel Ermolaev participa au sauvetage des juifs russes et français à Marseille où il résidait. Venue à Paris dès la fin de la guerre pour entrer au Beaux-Arts, sa fille participa au sauvetage des prisonniers russes et autres bientôt baptisés Personnes Déplacées, que les autorités françaises avaient accepté de livrer à la vengeance soviétique.

Nadia fabriquait pour eux de faux papiers et témoignait du fait que loin d’être Personnes Déplacées, ils appartenaient à l’émigration russe. Elle ne se limitait pas à la sympathie. Elle se battait pour eux. Pour eux, mais aussi pour l’avenir de la Russie.

Sa connaissance brillante des trois ou quatre langues officielles des Nations Unies, lui ouvrit les portes de l’Organisation, passant ainsi de la pauvreté à l’aisance. Elle se croyait riche. Hier pas un sou, aujourd’hui devenue interprète à l’ONU elle pouvait inviter ses amis au restaurant. Cette promotion ne la changea en rien. Riche ou pauvre, elle était toujours prête à accueillir aider son prochain, et le comprendre.

Elle a eu la chance de rencontrer à l’0NU, son collègue Alexandre Blokh qui, durant l’occupation, avait choisi le nom de guerre Jean Blot, proche du sien, mais tout à fait français. C’est sous ce pseudonyme qu’il devait publier un nombre de livres, Romans et essais, couronnés par des prix prestigieux et dont un nombre ont été traduits en russe.

Nadia et Alexandre ont eu un mariage heureux de soixante ans. Ils s’entendaient intimement, s’aidant l’un l’autre d’émouvante façon. En tout. Je ne puis imaginer leur séparation et pourtant il le faut. C’est terrible… Nous nous sommes connus il y’a quelques vingt ans et l’amitié fut immédiate et si vraie que rien ne put la déchirer.

Dans la vieillesse, il est difficile de nouer de nouveaux liens, mais pour nous ce fut simple et évident. Évident parce que ensemble, Alexandre et moi, nous nous sommes consacrés à la création du PEN club de Russie. Alexandre fut dix-sept ans le secrétaire international de l’organisation mondiale d’écrivains. Aucun de nos liens ne fut intéressé. Rien sauf la sympathie mutuelle, instinctive, et le même sens du devoir nous liait. A tous les congrès auxquels nous avons participé – Toronto, Montréal, ou Prague, Santiago de Compostelle, Dubrovnik, Vienne, Édimbourg- Alexandre  était toujours accompagné par Nadia et j’ai pu observer comment, sans la moindre mondanité, elle trouvait à s’accorder avec les congressistes, découvrir des intérêts communs, attirer aussi bien les familiers que les inconnus· par un charme  naturel  et léger. Oui, les rapports avec elle étaient singulièrement faciles et c’est aujourd’hui chose rare.

Je n’ai encore rien dit de l’essentiel de la vie de Nadia : La peinture, à laquelle elle a consacré le meilleur d’elle-même et par laquelle elle a su s’exprimer si bien. Je ne suis pas critique d’art et ne puis analyser son œuvre en professionnel. Ce que j’éprouve en voyant ses tableaux me suffit. Je vois sa recherche de soi exprimée en des styles différents, mais aussi comment par le pinceau, la toile ou le papier, elle s’efforce de transmettre sa joie de vivre et dire sa gratitude au monde et à son Créateur. Son sens de la lumière me parait extraordinaire. Les quelques tableaux qu’elle m’a donnés ne me quittent pas, ni à Paris, ni à Moscou et j’aime à les regarder en songeant que notre conversation avec Nadia continue, et que nous ne sommes et ne serons jamais séparés.

Nadia n’a pas su porter à son œuvre cet intérêt commercial ou professionnel dont font preuve, – et doivent faire preuve, d’autres peintres. Elle  ignorait la promotion de soi et tout ce que l’on a appelé « les relations publiques », poussant l’indifférence—-et sur ce point, je lui en veux jusqu’à oublier de signer ses œuvres. Elle ne songeait pas à la vente de sa peinture, ni même à son avenir. De !’écrivain on dit qu’il travaille pour ses tiroirs. J’ignore ce que l’on dit du peintre: sans doute qu’il ne peint que pour la peinture. Cet idéal suffisait à Nadia. Il ne s’agit pas d’argent, mais de reconnaissance. Un peintre de ce talent y a droit. Un œuvre aussi original devrait être authentifiée par la signature.  Hélas tel n’est pas le cas et il revient aujourd’hui aux proches de se substituer au peintre.

Le nom de Nadia Blokh, le dernier peintre russe issu de l’émigration, ne parvenait pas à établir sa notoriété. Vers la Fin de sa vie, Nadia devait en souffrir sans rien entreprendre cependant pour se faire connaître.

Les vers de Marina Tsvetaieva reviennent à la mémoire : « Mes vers, comme les vins précieux, auront leurs jour». On ne peut douter que ce jour viendra pour les tableaux, les aquarelles, les gouaches, les dessins, pour toute l’œuvre du peintre franco-russe : Nadia Blokh.

Arkadi Vaksberg

Septembre 2009, Paris

*Selon la légende, le Prince Oleg auquel on avait prédit qu’il trouverait la mort 

du fait de son cheval bien aimé, la trouva en effet par la morsure du serpent sorti   

du Kourgan qu’il avait été visiter et où le cheval avait été enterré.

(N. du T.)

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