Alors même que la Russie, si chère à l’écrivain Jean Blot, s’attaque aujourd’hui avec une violence inouïe à sa soeur l’Ukraine, il est plus que temps de relire Le soleil se couche à l’est. Publié en 2005 aux éditions du Rocher, cet ouvrage aussi dense que virtuose ne manque pas de rappeler l’Histoire, de Kiev à Moscou, de ce pays à la taille d’un continent. Il s’agit d’un texte majeur sur l’histoire de la Russie et de la sensibilité propre à sa culture. Et en même temps, un témoignage personnel, bouleversant, celui d’un exilé qui revient sur la terre des siens dès la mort de Staline.
« La forêt s’était refermée sur le peuple de toutes les Russies. Elle lui dérobait l’horizon, la direction et le sens, l’enveloppait dans la répétition des branches et des troncs, des rameaux et des feuillages, et l’égarait dans le réseau de sentiers qui ne mènent nulle part, de sources qui rient et miroitent pour se ressembler mieux et tromper davantage. Cette nuit, autour de la course silencieuse de notre bateau, les esprits se cachent encore et font craquer les branches voisines sous le poids de leur secret. Lutins grimaçants ou Bogatyr – homme de dieu caparaçonné de fer – dans les ténèbres s’approchent ou fuient. Les ondins nous accompagnent comme le fait le sillage qui se dissimule à la poupe, là où l’eau et la nuit échangent leurs secrets et dont l’absence rend notre course fantomatique.
Quand elle sort de la forêt ou renaît de ses cendres, la Russie ne se ressemble pas. La seconde est si différente de la première par sa nature, ses caractères, ses intérêts, qu’elle pourrait en être l’antithèse. Étrange pays qui recommence quatre fois son histoire et paraît à chaque fois se convertir au contraire de soi-même. La première Russie était fluviale, commerçante, démocratique, et préférait confier à l’étranger le métier des armes. La seconde est forestière, militaire, autocratique, et la guerre est sa vocation. La Russie paraît avoir quatre personnalités dont une seule occupe le présent, les trois autres en secret la contredisent et assurent la profondeur et sa complexité. On a dit de l’URSS qu’elle était le pays au passé imprévisible. La boutade n’est que trop vraie. Mais les principautés, royaumes, empires qui la précèdent partagent cette infirmité. Qui aurait pu prévoir que Kiev que les Russes fuyaient au XIIIe siècle, quand ils la retrouveraient deux siècles plus tard, les renierait ? Le berceau, la ville mère étaient devenus étrangers. Si bien que l’origine échappait à la réalité dont seules les icônes et les légendes gardaient le souvenir. La cloison fragile qui sépare l’imagination de la mémoire s’effondrait. La Russie heureuse, Kiev la capitale, Vladimir, son prince glorieux aux appartements de pierre blanche dont la langue dans sa féerie, les contes dans leur errance, le peuple dans son silence buté gardaient la mémoire, paraissaient n’avoir jamais été. Le passé était devenu un rêve.
C’est que les Ukrainiens qui avaient trouvé refuge en Pologne, quand ils revinrent deux siècles plus tard sur les bords du Dniepr, avaient connu une histoire différente de celle de leurs compatriotes enfuis vers le Nord et ses forêts. Ils parlaient déjà une langue distincte. Ils ne se souvenaient pas d’avoir appartenu à toutes les Russies. Kiev avait changé plus encore. La Ravenne septentrionale était devenue une place forte aux frontières de la chrétienté. Par une disparition aussi imprévisible que l’étrangeté d’une ville mère où l’on ne revenait que pour la perdre tout à fait, elle-même, Constantinople avait été effacée de la carte. Le soleil qui l’avait éclairée et lui avait apporté la civilisation s’était couché. La ville mère est étrangère. La ville reine est esclave. Un passé imprévisible a remplacé celui que l’on devait retrouver.»
Laisser un commentaire