Qu’ils me tuent ou qu’ils m’otent la raison ce sera la fin

Alexandre Blokh, secrétaire international du Pen Club, a récemment attiré l’attention de M. Claude Malhuret, secrétaire d’Etat aux droits de l’homme, sur le cas de Nizametdin Akhmetov, un poète bachkir emprisonné il y a vingt ans pour  » nationalisme « , jamais libéré depuis et placé, depuis 1983, dans un hôpital psychiatrique du Kazakhstan. Le Pen Club voudrait que ce cas particulièrement tragique soit soulevé par M. Mitterrand lors de son séjour à Moscou. Nous publions ci-dessous le texte du dernier appel lancé par Akhmetov parvenu récemment en Occident. Il date du 31 mars 1984.

J’ai peur de t’écrire, mon ami. J’ai peur. Tu vas croire que c’est la lettre d’un dément. Elle vient d’un asile de fous, n’est-ce pas ? Pourtant, je dois t’écrire. Je n’ai personne d’autre, mon ami, auquel demander ce qui est le plus profond, le plus humain de l’homme. J’ai peur de leurs drogues. J’ai peur qu’ils ne m’administrent bientôt leurs drogues les plus fortes. Elles vont me transformer en un idiot qui ne pourra même plus voir venir sa mort et la comprendre. Écoute-moi, mon ami.

Les circonstances m’obligent à t’écrire comme je ne l’ai jamais fait auparavant. Pourtant, c’est une lettre et non un testament, le discours d’un vivant et non une note posthume.

Je vais mal, mon ami, très mal. Je n’ai jamais tant souffert. Jamais situation ne fut plus désespérée. Je n’appartiens plus à la société. Ses lois ne s’appliquent plus à moi. Je n’ai plus aucun droit. Je n’ai plus de personnalité. Je ne suis plus un homme. Peux-tu comprendre ce que c’est que d’être dans notre pays un  » malade mental dangereux pour la société  » et, dans mon cas, c’est pire encore, un  » criminel coupable de crimes envers l’Etat, particulièrement dangereux  » et un  » récidiviste spécialement dangereux « . Il n’est qu’un moyen de sortir de tous ces tourments, un seul moyen de ramper hors de cet enfer. C’est le reniement. Quitter l’enfer, mais en reniant Nizametdin Akhmetov. Je ne serai plus lui, c’est-à-dire moi-même. Ce chemin m’est interdit. Je ne pourrais faire face à la torture de ma conscience. Je ne puis les laisser réduire au néant Nizametdin Akhmetov sur les meules de la sécurité d’Etat.

Bien sûr que je ne suis pas malade. Je suis dans une institution équipée pour faire des malades, les produire… Je n’exagère pas: la psychiatrie est parvenue aux mêmes limites que la physique quand elle a brisé l’atome. Ce n’est pas cet homme en blouse blanche, passée sur son uniforme de la MVD, que je confronte. Derrière lui, par réaction en chaîne, il y a tout l’Etat. Ils veulent me réduire au néant. C’est terrible, c’est une torture sans nom, cela qu’ils osent appeler traitement. Les médicaments qu’ils me font avaler ou qu’ils m’injectent, Satan lui-même n’a rien de comparable dans son enfer, et les inquisiteurs du Moyen Age auraient donné beaucoup pour les acquérir. De telles souffrances… Je ne les croyais pas possibles. Je crains de céder. Ma volonté n’est pas sans limites. Mais comment vivre, ensuite, dans le mépris de soi ?

Ils disent de moi que je calomnie mon pays. Ce n’est pas vrai, mon ami. J’aime mon pays, parce que j’aime ma mère, ma maison, ma campagne, mon peuple. Celui qui veut me séparer de mon pays est mon bourreau. Lui n’a besoin d’aucun pays pour son métier, seulement de victimes et de son salaire. Certes, je m’oppose au régime et à l’idéologie qui se sont emparés de mon pays. Ils voudraient faire croire que je m’oppose à mon pays, parce que je m’oppose à eux. Mais une patrie demeure une patrie, quel que soit son type de gouvernement, monarchie ou république, dictature ou démocratie, et le vrai patriote, le citoyen digne du nom, est souvent persécuté et déshonoré. En Russie, c’est la règle, la tradition. Je ne suis pas un nationaliste, mais je suis plus russe que beaucoup de Russes, élevé en russe sur la terre de Russie, formé par la culture russe, pensant en russe. Mais quand il s’agit des nationalités, je pense en une langue différente. Je suis pour une égalité véritable, une liberté authentique de tous les peuples et nations. Je suis contre le chauvinisme, contre l’asservissement de peuples par les superpuissances.

Si vraiment je suis coupable envers ma patrie, alors oui je veux être jugé, et le plus sévèrement ; et d’abord par ma conscience, mon ami. Mais qui est mon juge aujourd’hui ? Quel exploit patriotique se trouve accompli du fait qu’ils me gardent en prison depuis l’âge de dix-huit ans et me torturent, me torturent chaque heure de ma vie. Ensuite, ils vont voir mon père, ma mère et ma sœur et traînent dans la boue le fils ou le frère pour accomplir  » leur devoir « ,  » leur grand devoir patriotique « . Je regrette de plus espérer voir le jour où mon pays aura les moyens de me juger vraiment. J’ai toujours évité l’invective. Je n’ai rien à dire à ma patrie, si ce n’est :  » Laisse-moi être qui je suis jusqu’à ma mort. « 

J’attends ma fin. Qu’ils me tuent ou qu’ils m’ôtent la raison, ce sera la fin. La fin d’un être humain. Même si le procédé est inhumain, même s’ils me traitent comme si je n’étais pas un homme, un homme sera frappé. Un homme, je veux le souligner encore. Un homme. Et je veux que l’on pense à moi, je veux qu’on se souvienne de moi comme tel, comme d’un homme.

Source : Publié le 11 juillet 1986 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Back to top